LE LÉPIDOPTÉROPHILE
Prix de la nouvelle Instagram 2024
Il était une première fois. La seule et unique fois. Cet instant inconsistant durant lequel la découverte se perd dans l’éphémère et disparait à tout jamais.
Aussi, asseyez-vous confortablement, prenez le temps, car c’est la dernière fois que vous lisez cette histoire pour la première fois.
Tout commence avec un papillon. Le plus beau, mais aussi le plus rare. Un de ces spécimens dont tout le monde parle. Celui dont le battement d’ailes peuple et dépeuple les univers : Le papillon de ventre.
Il apparait lors des premiers émois. Quand la crainte de la nouveauté vient se mélanger à l’excitation de l’inconnue. Il nait d’une chrysalide fugitive qui germe dans les estomacs. Il éclot dans un cadencement de cœur passionné. Il rend les chevilles flageolantes et les têtes bourdonnantes.
Ceux qui souhaitent l’observer ou le dénicher se postent dans les fourrés ou derrière les bosquets. À l’affut de jeunes femmes aux joues roses, qui se perdent avec émerveillement dans la contemplation de détails insignifiants. Ou d’un homme, peu sûr de lui, qui appréhende le temps qui passe et s’inquiète de ne pas voir arriver celle qu’il vient d’inviter.
Collectionneur émérite, Gislebert recherche régulièrement ce type de spécimen. Il arpente la ville en quête de l’un d’entre eux.
Embusqué, il observe les touristes qui découvrent l’architecture des beaux quartiers. Il traque les jeunes gens en quête de sensations fortes, ou bien ceux qui dégustent avidement toutes sortes de pâtisseries incongrues.
Gislebert le sait, c’est dans ces moments spécifiques, ces premiers instants si particuliers, que naissent les papillons de ventre. Cependant, ces insectes s'aventurent rarement hors de leur tanière. Pour les débusquer et les obliger à quitter l’estomac de leurs hôtes, il faut faire preuve de ruse.
Pour toutes ces raisons, Gislebert ne sort jamais sans son lépidoptérophone. L’instrument ressemble à ces anciennes chambres photographiques montées sur trépied. En lieu et place de l’objectif, Gislebert a installé un dispositif d’amplification. À la manière de ces trompettes en forme de lys que l’on retrouve sur les gramophones. À droite du boitier une manivelle vient jouer une musique enivrante spécialement conçue pour séduire les papillons. À l’intérieur de la chambre en bois de merisier, les insectes, une fois piégés, sont enfermés dans un bocal de verre que Gislebert récolte grâce à une trappe située à l’arrière de l’appareil.
Des bocaux à papillon, Gislebert en possède des centaines. Entreposés dans son cabinet des curiosités, ils se mélangent à ses trouvailles. Comme ce poisson d’eau rêche qui nage en compagnie de son parapluie. Cette abeille à tête de chat qui butine des fleurs de litières. Sans parler de cette bobine de fil invisible qui se rêve funambule de cirque. Ou cette lettre morte racontant son assassinat.
Régulièrement Gislebert explore sa bibliothèque à papillon à la recherche de ceux qui viendront nourrir sa faim de nouveauté. Il navigue parmi sa collection pour y sélectionner l’une des premières fois qui saura être à son gout.
Aujourd’hui il a envie d’un peu de fantaisies. Où ira-t-il ? Se laissera-t-il tenter par une virée entre amis sur une plage de sable fin ou bien préférera-t-il un diner surprise en amoureux ? Toutefois la perspective d’une pâte à cookie préparée par grand-mère le séduit délicieusement. Tout autant qu’un saut en parachute ou un voyage sur les chutes du Niagara. C’est finalement la découverte d’un parc d’attractions qui l’emporte.
Gislebert saisit délicatement le bocal dans lequel batifole un papillon multicolore. L’insecte dissémine une poussière dorée à l’intérieur du récipient qui vient perler les parois de verre.
Gislebert rejoint son boudoir. Un espace spécialement aménagé pour y déguster ses papillons. Le rituel est toujours le même. Il s’assoit dans un énorme fauteuil en cuir brun constellé de gros bouton noir. Dans un gobelet gris, disposé sur un guéridon, il pioche une paille en métal qu’il enfonce dans l’orifice présent sur le couvercle du bocal.
Puis, avidement, il sirote le contenu.
Une vague de chaleur remplit son estomac. L’odeur sucrée du caramel et des friandises se mélangent à l’adrénaline des manèges endiablés. Des musiques folles percutent les lumières stroboscopiques. Autour de lui une affluence estivale se promène avec délectation. Gislebert sent son cœur s’emballer. Il le retrouve. Il n’était finalement pas parti. Ses yeux s’écarquillent de plaisir et ses doigts de pieds frétillent.
Trop occupé à son extase, Gislebert n’entend pas le frottement. Les petits coups intermittents qui claquent dans la pièce.
Que se passe-t-il ?
Gislebert sort de son euphorie et ouvre un œil. Il tend l’oreille. Il s’interroge.
De quoi s’agit-il ?
Il est tout seul dans son domaine. Pourtant un intrus semble s’y être introduit.
Gislebert se concentre afin de cerner le bruit suspect. Il le distingue dans son cabinet. Aurait-il laissé une porte ouverte ? Un volatile aurait-il pénétré son sanctuaire ? Le bruit est trop faible pour qu’il s’agisse d’un oiseau.
« Tu t’inquiètes bêtement » se dit-il. Toutefois il décide de chercher l’origine des frottements. Il ne voudrait pas qu’une quelconque bestiole vienne détériorer sa sublime collection.
Gislebert ausculte les hautes étagères de sa bibliothèque. Il remue les œuvres reliés en cuir pour s’assurer que rien ne se cache derrière. Il déplace et replace les vieux crânes de macaques et de buffles disposés çà et là. Il circule entre les récipients remplis de formol dans lesquels nagent monstruosités et autres difformités. Il achève son investigation devant un tronc d’arbre de couleur ébène enfermé dans un gigantesque terrarium.
Lorsque sous ses yeux s’affichent des papillons noirs épinglés sur des branches sans feuillage, Gislebert souffre d’un pincement au cœur. Ceux-là ne battent plus des ailes.
Dans son dos le claquement reparait. Gislebert l’entend maintenant au plafond. Il lève la tête et découvre avec stupeur un papillon de ventre. Celui-ci vole autour de l’une des appliques murales. Il cherche la lumière.
Gislebert manque de tomber à la renverse. C’est un papillon de ventre, certes ! Mais en aucun cas l’un des siens ! Il les connait par cœur. Celui-ci n’est pas de sa collection.
Alors d’où vient-il ?
Que fait-il dans sa demeure ?
Gislebert, la tête en l’air, tourne autour du pot, les yeux rivés sur l’insecte mystérieux.
Si ce papillon est ici, c’est que quelqu’un est entré chez lui. Gislebert en a la certitude. Il y a un intrus dans sa maison. Et il s’amuse à l’espionner. Sinon, comment expliquer cette situation ?
— Je sais que tu es là, déclare Gislebert à la volée. Où est-ce que tu te caches ? Je suppose que tu jouis de ton petit manège.
Aucune réponse.
Gislebert n’est pas surpris.
À en juger par l’insecte au plafond, ce doit être la première fois que cet intrus entre chez lui. Il doit sans nul doute être excité comme une puce. Mais tout en restant fébrile à l’idée de se faire prendre.
Gislebert observe le papillon tourner autour de la lampe. Il se demande s’il apprécierait son gout ? Ce doit être fabuleux, cette adrénaline de l’inconnue. Ce plaisir incroyable de regarder chez l’autre pour voir ce qu’il s’y passe.
Le papillon de ventre change de trajectoire. Il volète en zigzaguant vers l’arbre noir. Gislebert s’affole quand l’insecte s’installe délicatement sur la vitre du terrarium, au-dessous de laquelle sont inscrits les mots : « Mauvaises expériences ».
Le cœur de Gislebert se chagrine à la vue de ces derniers.
Gislebert veut chasser le papillon. Mais il trébuche et s’effondre vers l’avant. Ses pieds s’emmêlent dans la précipitation. Il termine le visage aplati sur le terrarium. Dès lors, il ne peut occulter les vignettes. Sur chaque insecte noir épinglé sur l’écorce, se dressent des petits mots : « Première moquerie », « Première dispute », « Première peine de cœur », « Premières funérailles ». Ils sont comme cela des dizaines à ponctuer l’arbre mort.
Furieux Gislebert se retourne vers l’immensité de son cabinet vide et crie :
— C’est cela que tu es venu faire ? Me rappeler mes erreurs ? Tu appartiens à ces curieux qui désirent remuer le couteau dans la plaie ? Mais ça ne va pas se passer comme ça ! Oh non !
Gislebert bondit vers le papillon de ventre.
Cet intrus peut se cacher aussi longtemps qu’il le souhaite, il le débusquera.
Gislebert saisit son lépidoptérophone et actionne le pédalier.
L’insecte, désormais sous le charme, vole différemment. Il ne zigzague plus. Il ne flâne plus dans les airs. Hypnotisé par la machine, séduit par le son diffusé par la corne, il entre dans cette dernière. Gislebert mouline maintenant plus vite afin d’aspirer sa proie. Le mécanisme s’actionne. Le papillon de ventre termine enfermé dans un bocal de verre.
Gislebert exulte. Il danse sur place.
— Je t’ai eu petit garnement, dit-il au papillon. Je n’ai plus qu’à te déguster et je connaitrais tout de toi. Ton propriétaire ne pourra plus se cacher de moi. Je vais le trouver. Et sais-tu pourquoi ? Parce que les premières fois nous construisent. Elles font partie de nous. Elles font de nous ce que nous sommes. Sinon pourquoi penses-tu que je m’astreindrais à manger un de tes semblables tous les jours. Il me faut bien compenser l’absence de toutes ces mauvaises expériences que j’ai retirées de ma vie. Sans ça je finirai par disparaitre tout bonnement. Mais tout ça tu le sais déjà gredin ! Puisque c’est justement pour cette raison que ton propriétaire est venu m’espionner. Pour me voler mes secrets.
Gislebert, jette un œil à son nouveau spécimen. Il est magnifique. Presque lumineux. Avec une aura qu’il ne connait pas. Comme s’il n’était pas de ce monde, mais d’une autre sphère, une autre réalité.
Gislebert se régale déjà.
Il plante une paille dans le bouchon du bocal et commence à siroter le papillon.
Gislebert a le tournis. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est la première fois qu’il vit quelque chose comme cela.
Il se voit d’en dessus. Est-il mort, ou bien encore vivant ?
Est-il sorti de son corps ?
Son cabinet des curiosités prend des allures multiples. Il change à chaque instant. Pourtant, il reste le même. Mais le point de vue diffère. Il varie à l’infini.
Gislebert monte. Il monte si haut qu’il aperçoit sa maison dans l’obscurité de la nuit. Et bientôt les rues et les chemins de toute la commune.
Les routes se métamorphosent en lignes. Elles s’assombrissent et s’éclaircissent, elles se courbent et se contorsionnent et prennent des allures d’arabesques alphabétiques. Gislebert y reconnait des mots et des verbes.
À qui appartient ce papillon de ventre ?
Quelle est cette chose qui l’observait depuis les cieux ?
Dans les ombres et la lumière se dévoilent deux yeux gigantesques.
Ils se plongent dans le texte et se délectent de l’histoire qui s’écrit désormais à la place des pâtés de maisons.
Ce papillon de ventre est le leur.
Il appartient à ces pupilles titanesques, venues lire le récit qui se narre dans les lignes de la ville.
Mais à qui sont-ils ? Et pourquoi l’espionner ? Se demande encore Gislebert.
Il n’y tient plus. Avide de compréhension, Gislebert immerge lui aussi son regard dans la succession de lettres et de phrases qu’est devenue sa ville.
Il y décrypte un titre : « Le lépidoptérophile »
Il y découvre un texte : « prenez le temps, car c’est la dernière fois que vous lisez cette histoire pour la première fois. »
L’ECUME DE LA GUERRE
Sur la plage, l’écume blanche roulait sur le sable froid. Elle venait se déposer à ses pieds, entre ses orteils. Elle marchait sur le bord de l’eau depuis plusieurs longues minutes, se perdant dans l’immensité vide de la plage. Désert stérile qui n’apportait plus rien, hormis la déception de ne plus voir de bateaux. Devant elle, la falaise, fémur de pierre, venait se fracturer dans la mer. À son sommet, un monolithe de béton scrutait l’horizon. Prêt à repousser l’ennemi, il surveillait les eaux à travers trois longs sillons tracés au milieu de sa face ronde. Dessinées par des bourreaux, construites par des prisonniers de guerre, les gigantesques structures à la gloire de l’Allemagne couraient sur des dizaines de kilomètres.
Elle remonta le chemin qui la conduisait à la ville, mais l’image de cette plage vide surveillée par ce colosse de pierre n’avait de cesse de déferler dans sa tête. Espérant la chasser, elle se remémora les répétitions, d’abord les italiennes, puis les allemandes, son texte, ses intentions, la mise en scène. Tout ce qu’elle était venue apporter dans ses bagages.
— Nous ne sommes là que pour un soir, avait-elle annoncé à sa troupe. Et je tiens à ce que nous montrions au public que personne ne les a oubliés.
Malgré le froid de ce début de soirée, elle rentra pieds nus jusqu’à la salle de théâtre. Elle ne souhaitait pas garder sur elle le sable de la plage. Lorsqu’elle arriva devant l’entrée de la petite bâtisse, ses pieds se réjouirent d’aller user les planches.
— Comment ça se passe pour les filles ? demanda-t-elle à la costumière
— Elles se préparent au mieux, madame. Voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à votre loge ?
— Je voudrais m’assurer que tout est bien avant d’ouvrir le rideau.
Elle s’engagea en direction de la scène et regarda d’abord les décors et les lumières. Son intention toujours plus forte de rassurer et réconforter ceux qui seraient assis de l’autre côté. Elle observa les chaises vides et respira l’air qui s’en dégageait. Elle ne pourrait pas le faire tout à l’heure. Une forme de tristesse l’envahit.
L’effervescence monta à mesure que la salle se remplissait de spectateurs. Une douce vague de chaleur roula jusque dans les coulisses, laissant dans le ventre de chacun des acteurs une boule vibrante.
— Madame… ça va être à vous.
Le rideau s’ouvrit et avec lui la foule se présenta. Elle dut chasser au fond d’elle-même l’image de la plage stérile et la crainte de rencontrer son public. Elle se lança et valsa, main dans la main avec ses partenaires de scène. Les visages maigres des spectateurs tranchant avec le décor de palais où un imposant lustre en cristal venait éclairer tout le plafonnier. Elle s’engouffra dans l’acte suivant, entourée de danseurs en costumes populaires, tâchant de ne pas porter attention au bonheur et aux sourires qu’affichait le public famélique. Elle était sur scène pour jouer, pas pour se soucier ou s’inquiéter. À chaque instant, la musique l’accompagnait, l’invitant à poser sa voix et chanter avec grâce, lui intimant d’oublier la plage qui revenait régulièrement à elle, pour lui rappeler la culpabilité d’avoir été épargnée. Alors que, devant elle applaudissaient ceux qui attendaient qu’on leur porte secours.
Ce soir-là, elle croisa des vies qu’elle ne toucherait jamais. Le théâtre était sa malédiction. Pour aider ces hommes et leur apporter un peu de bonheur et de divertissement, elle devait les abandonner au profit d’un jeu de scène.
Elle termina le spectacle, seule devant eux à chanter. Et lorsque le rideau tomba, elle sentit à ses pieds l’écume disparaître. Elle regagna sa loge, le temps de reprendre son souffle, mais aussi d’oublier la plage et la rendre à la mer. Mais quelqu’un l’appela :
— Madame ?
Elle se retourna et regarda l’homme. Il était grand et flottait dans son uniforme de militaire. La faim creusait ses joues et son visage. Mais dans ses yeux, elle découvrit un appétit qu’elle n’aurait jamais imaginé. L’homme était vivant.
— Madame Lil Dagover ? Je tiens à vous remercier pour ce que vous avez fait. Vous étiez si belle sur scène et votre présence a réchauffé tous les hommes. Avec vous, nous avons eu la preuve que l’Allemagne ne nous a pas oubliés. Et nous ne l’oublions pas.
Elle s’approcha de l’homme et se surprit à le prendre dans ses bras pour déposer tout l’amour qu’elle avait à offrir. L’homme perdit son équilibre et s’échoua sur sa poitrine. Elle le garda ainsi alors qu’il pleurait doucement sur elle.
Lil Dagover quitta l’île de Guernesey le lendemain matin. Les colosses de béton la regardèrent s’éloigner, vestiges d’hommes et de femmes dont l’utilité première fut d’être sacrifiés. Au pied des falaises roula l’écume blanche rappelant les tumultes des plages françaises. À cette différence que les plages de Guernesey ne furent pas libérées. La liberté était passée à côté, comme l’avaient fait les alliés. Ici, la guerre ne s’était pas arrêtée. Personne n’avait débarqué.
LA FACHEUSE HISTOIRE DU MANNEQUIN DESŒUVRE
Il était une fois une échoppe d’habillement où tous venaient se vêtir. Chaque tenue proposée était si bien réalisée qu’elle pouvait transformer une personnalité. En conséquence de quoi le commerce fut baptisé « Étude d’une métamorphose ».
Exposé en devanture, un magnifique mannequin de vitrine présentait fièrement les dernières nouveautés, sous le regard des passants qui n’avaient d’yeux que pour lui. Adulé de tous, il n’existait que par eux. L’idole de plastique s’imaginait même accéder à la cour du Roi et devenir l’effigie de Sa Majesté, sur laquelle les plus grands couturiers viendraient créer les futures toilettes du monarque. Mais il ne voyait pas autour de lui la ronde des commerçants, qui, régulièrement, modifiaient les étals de la boutique pour les rendre plus attractifs. Tant et si bien qu’un matin, notre mannequin se trouva remisé à l’arrière du magasin.
Désormais, plus de regards, plus de vêtements. Stocké au fond d’une sombre pièce, il avait été entassé avec tous ses congénères. Malgré cela il gardait espoir. Cette situation ne pouvait durer. Bientôt tous le réclameraient et le Roi lui-même viendrait le chercher pour le récompenser. Et il fut exaucé.
Quelques heures avant la nuit, la porte s’ouvrit et le gérant du magasin s’avança vers lui. Il redressa la silhouette de plastique, l’observa avec interrogation et parut enchanté de cette trouvaille. Puis, sans ménagement, il détacha la tête et la main droite de la figurine inerte et quitta la pièce en criant :
« Olga ! J’ai chipé de quoi réparer le p’tit gars de la d’venture. », laissant derrière lui les restes du pauvre margotin étendus sur le sol.
Toute la nuit notre mannequin réfléchit à comment fuir pour demeurer en un seul morceau. Allongé sur le sol, loin du reste du groupe, il se sentit vide sans vêtements ni personne pour l’admirer. Et sans tête ni main droite, il ne pourrait jamais accéder au trône. Cependant, il pourrait toujours séduire les nobles dames.
Le lendemain, lorsque le gérant entra de nouveau dans la pièce, il ne vit pas notre mannequin éloigné du reste du groupe et s’emmêla les pieds quand il trébucha sur ce dernier.
Dans un grand vol plané, il partit atterrir sur le monticule des vieux pantins désarticulés et, comme une boule et ses quilles, fit valdinguer toute la montagne de vieilles poupées. Dans ce chaos, notre figurine fut expulsée et s’échappa de cette pièce moribonde pour rejoindre le corridor et rouler dans la rue.
Enfin libre, il fut déçu de découvrir un ciel noir et gris au-dessus de lui. La pluie tombait et l’eau commençait à entrer dans son corps, s’engouffrant par les orifices qu’avaient laissés sa tête et sa main. Le courant de l’eau, qui ruisselait sur le pavé, emporta notre mannequin inerte dans une dégringolade, l’obligeant à arpenter la ville à toute allure.
À sa grande surprise, il retrouva le regard des passants qui s’étonnaient de le voir ainsi glisser sur le bitume. Mais personne ne sembla intéressé par l’idée de l’aider à se relever. Tous s’en retournèrent à leur vie.
Quand la pluie s’arrêta et que le courant ne fut plus assez fort pour emporter sa carcasse en plastique, il échoua dans un fossé non loin de la maison d’un fermier.
Il fut découvert par le propriétaire de la chaumière quelques heures avant la nuit.
Et l’homme parut enchanté de cette trouvaille. Il se saisit de la figurine en plastique, l’emporta sous son bras et la rentra dans la grange. Là, il fouilla dans une vieille armoire pour en retirer de vieux habits. Il continua en passant par l’étable et en sortit une meule de foin et termina par le jardin où il cueillit une grosse citrouille.
Une fois tout cela fait, il s’en alla vers le champ. Sur place, il empoigna le pantin, planta profondément les pieds de ce dernier dans le sol boueux, remplit son corps vide de foin, l’habilla des vieux habits et finalisa son travail en enfonçant la citrouille sur le haut du corps. Fier de lui, le fermier s’en retourna chez lui, laissant son nouvel épouvantail faire son office.
Toute la nuit, notre mannequin réfléchit à comment se sortir de cette situation.
S’il restait trop longtemps ici, il finirait par pourrir ou pire, être mis en pièces par les oiseaux à coups de bec. La paille commençait à le gratter, la citrouille dégoulinait et les vêtements empestaient l’humidité. Il se sentait vide. Il était remisé à l’état de faire-valoir, juste bon à faire peur. Jamais les nobles dames ne voudraient d’un baladin comme lui. À la rigueur peut-être pourrait-il les amuser, elles et tout le reste de la cour, en intégrant une troupe d’artistes et de comédiens.
Le lendemain, lorsque le soleil se leva, les premiers oiseaux apparurent.
Naturellement, ils furent surpris de voir cet étrange individu au milieu du champ et n’osèrent pas réellement s’approcher dans un premier temps.
Mais c’était compter sans l’intrépidité des corbeaux. Ces derniers trouvèrent l’odeur du nouveau venu bien appétissante. Elle leur faisait penser aux légumes du jardin. De même, les vêtements qu’il portait paraissaient grouiller de vers à peine formés. À n’en pas douter il y avait à manger.
Notre épouvantail vit bientôt une nuée d’oiseaux noirs tournoyer au-dessus de lui. Jusqu’au moment où tous fondirent sur lui. Effrayé à l’idée d’être mis en pièces par des coups de bec, il fut surpris de réaliser qu’il était en train de décoller. Les volatiles venaient de l’agripper par ses vieux vêtements et à tire-d’aile le conduisaient vers un lieu plus propice à la dégustation. Il découvrit que le sol était bien loin et les passants si petits. Ces mêmes passants qui le regardaient, étonnés de le voir ainsi voler dans les airs. Mais personne ne sembla intéressé par l’idée de l’aider à redescendre. Tous s’en retournèrent à leur vie.
Après plusieurs longues minutes de vol, les vieux habits commencèrent à montrer quelques signes de faiblesse. Et les coutures humides et infestées par la vermine tendaient à lâcher prise. Il ne fallut pas longtemps pour que notre mannequin tombe du ciel et s’écrase au beau milieu d’un étrange patio. Sombre, lugubre et enfermée au milieu d’une demeure vieille de mille ans, la cour intérieure abritait des plantes carnivores, des feuilles venimeuses, des lianes gluantes et des roses empoisonnées.
Il fut découvert par la propriétaire de cette demeure quelques heures avant la nuit. Et elle parut enchantée de cette trouvaille.
Elle vida la paille qu’il restait à l’intérieur de la poupée grandeur nature et la monta tout en haut de la plus haute tour de la demeure. Là, au fond d’un vieux cachot bouillonnait une grosse marmite.
La vieille femme posa la silhouette de plastique dans un coin de la pièce et partit avec précipitation fouiller dans ses placards et ses tiroirs. Elle frémissait d’impatience et ricanait.
Elle revint près du pantin, équipée de longues aiguilles à tricoter ainsi que de vieux papiers. Elle griffonna un message et épingla profondément ce dernier sur notre poupée. Se faisant, elle poussa de grands cris : « poupée maudite, poupée sans vie », disait-elle, « poupée vide, poupée sans âme », marmonnait-elle. Elle jactait sans cesse, répétant ce genre de phrase, à mesure qu’elle accrochait sur le corps de sa marionnette de plus en plus de papiers et qu’elle accumulait les sortilèges.
Toute la nuit notre mannequin réfléchit à comment se sortir de cette situation. S’il restait trop longtemps ici, il étoufferait sous le poids des étiquettes.
Il se sentait vide, même transpercé de la sorte, aucune douleur ne traversait son corps. Il était juste un objet sans identité ni personnalité. Qui voudrait de lui maintenant ? Sûrement pas le Roi et encore moins sa cour. Personne là-bas ne poserait le regard sur un pauvre pantin tout de guingois.
Le lendemain, les premières lueurs de l’aurore étaient à peine là, qu’un grand brouhaha se fit entendre au pied de la plus haute tour. À en croire les bruits et les cris, notre poupée de plastique comprit, bien vite, que les villageois étaient venus ici pour vider les lieux de la vieille sorcière et de tous ses effets personnels. Tant et si bien qu’une immense lueur chaude et rougeoyante grimpa bientôt aussi haut que la plus haute tour. Et il ne fallut pas très longtemps pour que cette dernière frissonne, tremble, se penche et s’écroule.
Le pauvre mannequin fut éjecté de la tour avec violence et décolla dans les airs en direction de la forêt, sous les yeux déconcertés des villageois venus là. Mais personne ne semblait intéressé par l’idée de le rechercher. Tous s’en retournèrent à leur vie.
Mais qu’importe, car s’il l’avait fait, ils auraient découvert que notre mannequin s’était échoué non loin de là, au pied d’un arbre. Loin des regards et de la ville, la nature avait fait de lui son compagnon. À la place de sa tête, un couple de mésanges avait fabriqué un agréable nid douillet. Profitant des orifices présents sur sa poitrine, des fourmis avaient fait de son buste une immense fourmilière. Sa main absente s’était métamorphosée en un bouquet de fleurs printanières et, pour finir, une belle écorce était venue l’habiller.
Désormais notre beau mannequin ne souhaitait plus vivre à la cour, il n’avait plus besoin de leur regard. Il était devenu partie intégrante de l’environnement et portait sur lui et en lui bien plus que le Roi ne lui aurait offert. Investi et rempli de vie, il était maintenant un être vivant.